Le rouge est mis

En Alsace, l’image du costume traditionnel est étroitement liée à celle de l’alsacienne en jupe vermillon. Au point d’en faire un véritable cliché, associé dans l’imaginaire collectif à celui des balcons débordants de géraniums écarlates, survolés comme il se doit par des cigognes au bec de même couleur. Vision totalement caricaturale mais qui, à l’analyse, n’est pas totalement dénuée de fondement. Du moins en ce qui concerne la couleur de la jupe !

Une couleur plébiscitée

De toutes les teintes, le rouge est celle qui, à travers les âges a toujours été la plus prisée. Elle est considérée dans de nombreuses cultures comme LA couleur par excellence. Si bien que dans de nombreuses langues, comme par exemple le russe, c’est le même mot qui est utilisé pour dire « rouge » ou « beau ».

Couleur recherchée et appréciée, elle se décline au gré des modes et des époques en de nombreux textiles aux teintes plus moins vives, selon les procédés de teintures employés, la qualité et la tenue de cette teinte en faisant tout le prix.

L’alsacienne en jupe rouge

Le goût des alsaciennes pour les jupes rouges ne semble pas dater d’hier. A la fin du 17ème siècle, un texte nous décrit la tenue des femmes d’Altkirch (sud de l’Alsace), selon ces termes :

« le corps de robe ouvert par devant est une étoffe noire, la pièce du lacet est d’écarlate, aussi bien que la jupe … »

Ce qui, en langage plus courant, pourrait se traduire par : un haut court noir, ouvert sur l’avant avec un lacet rouge et une jupe rouge. (Le « corps de robe » est le nom générique qui désigne la partie haute du costume. A l’opposé du mot « robe » qui lui, désigne la jupe).

A travers ce descriptif, apparaît la palette générale des teintes utilisées pour l’habillement, le noir et le rouge formant la trame.

Un siècle auparavant, les portraits des bourgeoises de Strasbourg présentent déjà cette apparence.

Tel celui d’Anna Scheid, épouse de l’échevin Carl Spielmann, conservé au Musée Historique de Strasbourg, dominé par les couleurs sombres mais où se devine la pièce d’estomac d’un rouge écarlate dans l’ouverture de la veste. Aperçu presque indiscret sur l’intimité du costume.

Bien que la couleur de la jupe ne soit pas perceptible, on remarquera le superbe rideau rouge qui sert d’arrière-plan et relève le chromatisme du tableau.

Costume presque identique pour Maria Salomé Bresier où seule la jupe d’un rouge sombre tranche sur le noir austère du costume. La pose de face de la dame ne rend pas justice à l’effet que cette très large jupe rouge devait produire lorsqu’elle était en mouvement.

Une couleur condamnée par la Réforme

Dans les villes acquises à la réforme comme Strasbourg, cet attrait pour le rouge se devait de rester modéré. En effet, les principes de moralité et de retenue vestimentaire qui faisaient partie des règles de vie protestante s’opposaient à l’usage des couleurs vives, tout particulièrement le rouge, jugé trop  « immodeste ».

En 1560, à Genève où le calvinisme était le plus virulent, il était ainsi recommandé aux servantes de « s’accoutrer d’aucun drap de grand prix, et particulièrement d’aucune couleur pourpre ou autre cramoisie (…) ».

Faut-il comprendre que les autres catégories sociales, plus haut dans la hiérarchie, y avait droit ? En regard des autres réglementations incitant tout un chacun « à se vestir honnestement et simplement selon son estat et qualité » … (et)  monstrer bon exemple de modestie chrétienne les uns aux autres… », on peut en douter.

Un monde en rouge et noir

A travers un tableau, conservé lui aussi au Musée Historique de Strasbourg, transparaît l’effet exercé par ces obligations morales et religieuses sur la société de l’époque.

Les joutes nautiques à Strasbourg en 1666 -Musée Historique

Ce qui frappe de prime abord est l’omniprésence des vêtements noirs. Seul le linge des chemises ou des rabats (pour les messieurs) semble apporter une touche de clarté. Noyées dans cette foule austère, les jupes féminines surgissent comme des îlots de couleur surprenants.

Dans l’angle inférieur droit, au milieu de la foule amassée, apparaissent deux taches rouges, celle d’une jupe féminine, ainsi que la cape d’un personnage habillé à la française, comme l’indique sa rhingrave et les nombreux rubans qui accompagnent sa tenue.

Le rouge, couleur de la richesse

Car le rouge est avant tout une affaire d’apparence, de rang social.

A des époques où les procédés de teinture sont très inégaux, une étoffe se juge non seulement par son épaisseur, la qualité de son tissage mais également (et même surtout) par la densité, l’aspect de sa couleur. Laquelle, pour « tenir » sur la durée, dépend grandement des matières colorantes employées. Bains multiples et utilisation de principes colorants souvent onéreux, tels que le rouge cochenille , surenchérissent le prix des étoffes colorées en rouge. Ce qui leur donne une valeur autant économique que symbolique.

Un privilège disputé

De fait, ces étoffes luxueuses font l’objet d’une âpre lutte entre aristocrates et bourgeois. Au cours des siècles, de nombreuses lois et édits (Kleider-Ordnungen dans les états allemands ) sont promulgués pour tenter de protéger les prérogatives aristocratiques. Comme par exemple l’ordonnance royale du 23 mai 1550 qui réserve aux seuls princes et princesses le privilège de porter des vêtements de « draps de soye rouge cramoisy (…) ». Ces interdits, que l’on retrouve un peu partout en Europe, ressassent de manière scrupuleuse des listes d’obligations et interdits que personne ne respecte.

Faisant appel à la moralité autant qu’à la retenue économique, ces ordonnances n’ont en réalité pas d’autres buts que de maintenir les frontières entre les catégories sociales. Et surtout d’empêcher les grands bourgeois d’imiter les nobles en s’habillant comme eux. Prétention insupportable à l’époque car tendant à mettre en danger les privilèges des puissants !

Exemple d’édit somptuaire princier tel qu’il s’en publiait au 17è siècle en Europe.

La jupe des Belles de Strasbourg

Dans Strasbourg annexée en 1681 par les troupes du roi Soleil, les officiers français découvrent avec étonnement les costumes  » à l’allemande » des bourgeoises de la ville. Bien que ce costume soit essentiellement taillé dans des étoffes noires, la jupe qui l’accompagne est souvent de couleur rouge. Du moins pour les fillettes et les jeunes filles.

Il n’est que de jeter un coup d’œil au fameux portrait peint par Nicolas de Largillière en 1703 pour s’en convaincre (lien ici). Présenté de face, le costume laisse à peine deviner la magnificence de la jupe laquelle est du plus beau rouge !

Portrait de Maria Salome Keller – vers 4 ans- Musée Historique Strasbourg

De nombreuses gravures nous renseignent sur l’engouement continu du rouge sur les tenues féminines. Succès que l’irruption de la mode française en terre alsacienne au 18ème siècle n’altéra aucunement.

La vogue de la jupe rouge reste la constante du costume féminin, qu’il soit de style allemand ou français.

Le rouge garance

Cette permanence doit sans doute beaucoup à la culture de la garance, produisant le rouge du même nom, qui s’installe à cette époque dans la région de Haguenau, au nord de l’Alsace.

La production de la garance est alors dominée depuis plusieurs siècles par les Pays-Bas. Ce qui n’empêche pas le succès de la garance alsacienne dont la qualité passe pour être supérieure à celle de la Zélande hollandaise.

Pendant plusieurs décennies, grâce notamment à l’expansion dans la région des manufactures d’Indiennes, la production alsacienne connaît une phase ascendante.

La garance (rubia Tinctoria) dont les racines fournissent la matière colorante.

Le rouge technologique

Mais en 1869, la découverte par des chimistes allemands de l’alizarine, principe colorant de la plante, vient rapidement mettre un terme à cette aventure industrielle. Produite désormais de manière synthétique, le rouge d’alizarine va ruiner la production naturelle de la garance et ouvrir la voie à d’autres procédés novateurs de fabrication du rouge.

Cette innovation technologique va permettre la production en grande quantité de ces textiles rouges si prisés des alsaciens. Rouge qui se retrouve non seulement sur les jupes des femmes mais également, (et on l’oublie parfois) sur les gilets des messieurs.

Références

  • Rouge, histoire d’une couleur – Michel Pastoureau – Editions du Seuil
  • Guerre et paix en alsace au XVII siècle, mémoires de voyage du sieur de L’Hermine – Editions Privat 1981
  • Le vêtement saisi par le droit – Alain Pousson – Editions Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole. 2015
  • Andrinople, le rouge magnifique. De La Teinture À L’impression, Une Cotonnade À La Conquête Du Monde – Editions de la Martinière 1995
  • Saisons d’alsace n° 51 – La culture de la garance dans le bas Rhin – Léon Kieffer

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