Un indicateur social
Sous l’Ancien Régime, associer un tablier à son costume n’est pas un geste anodin. C’est la marque des gens du commun, des artisans ou de la petite bourgeoisie mais également celle des domestiques.
Un élément distinctif révélé par Marivaux dans la pièce le Jeu de l’Amour et du Hasard. Il y met en scène la jeune Sylvia, d’un milieu social que l’on devine très aisé, et qui décide de se faire passer pour sa servante afin de tester les qualités du jeune homme qu’elle doit épouser.
A la fin du Ier acte, son père, mis dans la confidence, lui conseille de hâter son changement de toilette avant de recevoir son promis. Ce à quoi Sylvia lui rétorque :
″Il ne me faut presque qu’un tablier.″
Cette phrase, en apparence très anodine, exprime toute la symbolique qui s’attache alors à cet accessoire vestimentaire.
Et la manière dont, par sa simple présence, il est un déterminant du statut social des personnes qui le portent. Du moins dans l’espace culturel français.
Une importante différence culturelle
Ce qui en France revêt une dimension discriminante n’est pas vécu de la même manière dans le monde germanique, bien au contraire. Dans les pays allemands, les habitudes vestimentaires sont moins sujettes aux extravagances et changements fréquents qui sont la marque de la mode française.
On se doit d’y respecter une vision très hiérarchisée du costume, en harmonie avec les règles sociales en vigueur. En dehors d’une mince élite nobiliaire, le tablier y est donc incontournable de la tenue féminine, incarnant l’esprit de sobriété et de rigueur propre à l’élite majoritairement bourgeoise de l’époque.
Pour les jeunes filles, il est souvent de couleur blanche, signe de leur état particulier et de leur respect des conventions.
Une symbolique à laquelle l’Alsace va rester culturellement attachée malgré les changements politiques et les évolutions de la mode. Devenue française, elle n’en demeurera pas moins fidèle à cette habitude, le port du tablier continuant d’y être perçu comme indispensable au costume.
Ci-dessous, trois exemples de l’évolution du costume féminin en Alsace du 16è au 19è siècle. On y observe le passage d’une mode à l’autre et comment le tablier s’y est adapté.
Lire aussi à ce sujet: ″La mode française revisitée par les alsaciennes.″
Une tradition bien ancrée
La fin de l’Ancien régime ne modifie pas cette habitude. Au long du 19è siècle, le tablier blanc reste un élément récurent du vestiaire des jeunes paysannes alsaciennes.
Sa blancheur, pas toujours facile à maintenir, (d’où l’importance de son aspect immaculé.) est autant un rappel du statut social de sa propriétaire qu’un indicateur de ses qualités ménagères.
Il apparaît ainsi tout au long du siècle sur de nombreux dessins et illustrations ainsi que dans les différentes compositions et peintures dites ″de genre″ des artistes alsaciens.
Ils y restituent, avec souvent beaucoup de minutie, des plis soigneusement amidonnés et repassés, des incrustations de dentelles et broderies. Détails qui soulignent l’importance accordé à son aspect, lequel dépasse le simple usage domestique.
Un symbole festif.
Dans la seconde partie du 19è siècle, malgré l’arrivée de tissus nouveaux tels que satins brochés et soieries diverses, le tablier blanc conserve toute sa valeur symbolique auprès des jeunes filles.
Elles s’en parent pour se rendre au Meesti et aux bals qui s’y déroulent, Sa blancheur met en valeur les couleurs vives du costume traditionnel et offre un beau contre-point aux grandes ailes de la coiffe.
Processions religieuses
L’image de la jeune fille en tablier blanc est également incontournable des célébrations et pèlerinages qui jalonnent l’année religieuse et les traditions villageoises.
Les célébrations mariales sont l’occasion de longs cortèges qui les voient arborer d’amples tabliers de dentelles dont l’aspect n’est pas sans rappeler les ornements qui ornent dans le même temps les devants d’autels.
C’est particulièrement le cas de la procession de la Fête Dieu de Geispolsheim. Revitalisée à la fin du 19è siècle, elle a fait l’objet de nombreuses représentations picturales ou photographiques de la part des peintres et dessinateurs alsaciens, le ″clou″ de la fête étant le contraste visuel saisissant des jeunes filles défilant en coiffe rouge et tablier blanc.
Un usage transgressif ?
De manière curieuse, les conscrits s’emparèrent de ce tablier blanc pour s’en faire un attribut spécifique.
On pense ici aux traditions carnavalesques qui voyaient certains jeunes hommes se travestir avec des éléments du costume féminin.
Dans certains villages, il fait aussi partie de la tenue des garçons d’honneur qui, accompagnés de leurs partenaires féminines, parcourent le village à l’occasion des noces et forment le cortège qui entoure les jeunes mariés.
Une origine militaire ?
Il est possible que ces comportements soient d’origine militaire, les jeunes hommes s’inspirant du tablier blanc porté par certains corps de sapeurs dans les armées napoléoniennes.
Une influence qui transparait à travers l’utilisation d’autres attributs militaires tels que drapeaux et bâtons de sergent major.
Elle se fait par ailleurs sentir, dans un autre registre, à travers les rangées de boutons qui ornent les revers de veste et de gilets du costume masculin.
La disparition du service militaire obligatoire n’a pas fait complètement disparaître la tradition des conscrits, laquelle est plus ou moins entretenue par les jeunes gens de certains villages. Mais le tablier blanc y est maintenant le plus souvent troqué contre un chapeau de cow-boy.
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Un tablier blanc qui n’accompagne plus non plus le costume des jeunes filles dans les groupes alsaciens. On lui préfère une version plus standardisée en satin broché ou à motifs fleuris.
Qui pour redonner vie aux plis soigneusement amidonnés avec entre-deux de dentelle qui faisaient la fierté des demoiselles à marier ?
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Documentation:
- Paul Kauffmann – ″L’Alsace traditionaliste″. Paru en 1931
- A Laugel et Ch.Spindler – Costumes et coutumes d’Alsace – Editions Alsatia 1975
- Folklore et tradition en Alsace – Ouvrage collectif – Editions SAEP Colmar-Ingersheim 1973
- Marguerite Doerflinger – Le livre d’heures des coiffes d’Alsace – Editions Oberlin – Strasbourg. 1981
- Jean-Marc Schlagdenhauffen – Le costume paysan de Uhrwiller – Préface de Georges KLEIN – Uhrwiller 1992
- Jean Luc Eichenlaub – Christian Kempf – Vues d’Alsace – Fond photographique Braun – Editions du Belvédère – 2013
Liens:
https://journals.openedition.org/alsace/2381
https://www.dalsaceetdailleurs.com/2021/05/26/le-conscrit-alsacien-et-la-conscription/
Vincent ROUSSEL
25 août 2024Encore un article magistral passionnant !