Vorstecker – L’Alsace qui plastronne (1)

Le vorstecker (devantier ou pièce d’estomac) est la partie la plus prestigieuse du costume alsacien, celle à travers laquelle s’incarne toute la fierté féminine. Par sa forme et son décor, il est un indicateur précieux du niveau de fortune et du statut social de celle qui le porte.

Des traductions à tiroir

Le vorstecker est ce que l’on appelle en français une « pièce de devant » (vorstuck).

Fille de Geudertheim – Charles Spindler – Extrait des Images Alsaciennes- 1893-96

En s’appuyant sur une traduction littérale du vocable « vor » (devant) et du mot « stecker » (planté, piqué), on obtient une bonne transcription de ce qu’est cette pièce vestimentaire particulière, insérée sur le devant du buste, dans la partie lacée du corselet.

 

Ce qui n’écarte pas l’hypothèse d’une origine à partir du mot « verstecken » (caché, dissimulé). Option intéressante d’autant qu’elle s’applique également au rôle joué par cet élément qui soustrait aux regards l’intimité de la chemise, dévoilée par l’ouverture du corselet.

Derrière les paillettes, la posture

La fonction du vorstecker est double. C’est tout d’abord une vitrine sociale, par la richesse plus ou moins appuyée de son décor.

Mais derrière les rubans et les perles dorées se dissimule une doublure plus ou moins raide qui aide au maintient de la poitrine. Combiné au laçage serré du corselet, l’ensemble joue le rôle d’une sorte de corset et entretient une posture droite.

Un objet de parure mais aussi de maintien.

La contrainte physique au service de la morale

Même s’il est l’héritier direct des anciennes modes, l’allure rigide du vorstecker n’a rien de comparable avec celui que les alsaciennes des siècles passés ont pu porter et surtout, supporter. Pour se conformer à ce que les dictats de la mode et les conventions sociales de leur époque exigeaient d’elles, elles ont enfermé leur corps dans de véritables carcans.

Ces vêtements lourds et contraignants étaient pourtant vécus comme essentiels à la bienséance, à l’image de vertu domestique exigée par la société. Le naturel devait être combattu pour ne pas corrompre l’esprit.

La mode sous le signe de la contrainte physique.

 

 

 

Du 16è au 17è siècle, le corps baleiné, sanglé de rubans larges et serrés, entre lesquels vient s’insérer un plastron haut, constitue un modèle vestimentaire auquel se plie l’ensemble des classes sociales.

Une éclipse temporaire

Le costume populaire adapté à la mode Empire.

Un siècle et demi plus tard, sous l’influence des modes françaises, le haut plastron prend une allure nettement moins contraignante. Les alsaciennes continuent cependant de l’intégrer à leur costume, autant sans doute pour son aspect décoratif que pour son rôle de maintien. Elles n’hésitent pas à l’adapter selon leurs goûts pour suivre les modes du moment.

L’âge d’or du costume rural

 

 

Au cours des décennies suivantes, un changement fondamental s’engage dans l’histoire du costume populaire. Les productions textiles connaissent des progrès importants et démocratisent la filière vestimentaire. Le costume va se nourrir de ces innovations et développer grâce à elles des modes particulières, propres à chaque région, à chaque village.

Pendant cet âge d’or du costume paysan, le vorstecker va connaître un développement similaire à celui du grand nœud de coiffe et être utilisé de façon identique pour affirmer les différences intercommunautaires.

Apparition de l’aspect identitaire

Selon les villages et la proximité plus ou moins grande des centres urbains, cet attribut va prendre par endroits une importance considérable, avec une ornementation de plus en plus poussée.

L’enrichissement du costume à travers ses éléments les plus significatifs apparaît comme une réaction par rapport aux bouleversements sociétaux qui se font jour à la fin du 19ème siècle. Face à la montée en puissance de la classe ouvrière, le costume populaire apparaît comme un emblème, une valeur refuge pour des traditions menacées.

D’un village à l’autre, une surenchère esthétique s’engage, jouant sur les codes visuels pour se démarquer. Richesse des matières, des coloris, le costume affiche haut ses particularismes, avec le vorstecker comme l’un de ses principaux faire-valoir.

Un enrichissement aux effets surprenants

Dans certains villages, ce développement a parfois des conséquences insolites.

Femmes de Guedertheim. 1909
L’élargissement trop rapide du vorstecker provoque une modification dans la manière de lacer le corselet. Un document photographique nous renseigne très opportunément sur les « aménagements » qui sont parfois apportés au costume pour répondre à cette surenchère décorative.

On notera la manière dont les bords du corselet ne sont plus lacés jusqu’en haut, pour en accroître l’ouverture et faire de la place au large vorstecker. Les œillets laissés vaquant apparaissent distinctement sur le bord et témoignent de ce compromis.

A remarquer également l’utilisation de rubans blancs à la place des lacets habituellement de couleur sombre servant à retenir les bords du corselet. Ces rubans sont ensuite noués en une rosette sur l’avant du buste.

Une vitrine sociale

Selon les villages et l’appartenance confessionnelle, la taille et la forme du vorstecker varie fortement. La parure se fait indicateur social.

Dans les riches bourgs à majorité protestante au nord de Strasbourg, il se transforme en un plastron surdimensionné. Ailleurs, il conserve une apparence plus modeste, en rapport avec la forme plus ou moins ouverte du corselet, la taille de l’un influençant directement l’allure de l’autre.
Large plastron doré des femmes de Hoerdt, en costume protestant.
Corselet haut sur un vorstecker étroit pour les  catholiques de Geispolsheim. Photographie Ch.Spindler

Des formats très divers

 

Les différences sociales, économiques et géographiques existant entre les villages ont généré une grande diversité de formes pour le vorstecker, accentuée par l’évolution des goûts et des possibilités d’approvisionnement.

Les modèles actuellement conservés par les musées ou les particuliers en témoignent.

Du plus riche au plus sobre, ils sont le reflet d’une société attachée à ses traditions et qui, à travers son costume, a cherché à conserver sa place dans un monde en pleine évolution.

 

Fin de la partie 1.

Remerciements à Mme Malou Schneider pour ses renseignements et précisions.

Références

  • L’Alsace ancienne et moderne ou Dictionnaire géographique, historique et statistique du Haut et Bas-Rhin -Jacques Baquol – 1849
  • Le protestantisme en Alsace – STROHL Henri – Editions Oberlin, Strasbourg, 2000
  • Folklore et tradition en Alsace – Ouvrage collectif – Editions SAEP Colmar-Ingersheim 1973
  • Costumes et coutumes d’Alsace – A Laugel et Ch.Spindler Editions Alsatia 1975

Liens

https://www.museeprotestant.org/notice/lalsace-au-xviie-siecle/

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2 commentaires
  • KUSEN Arlette
    26 décembre 2022

    Très intéressantes informations sur l évolution du costume alsacien. Il faudrait que des expositions fixes ou itinérantes soient des relais visuels et commentés dans toute l Alsace, des costumes catholiques et protestants confondus. Pour les générations futures, ce serait une aide précieuse pour la connaissance et la sauvegarde de notre patrimoine culturel régional. Cela apporterait un plus, à tous ceux qui aimeraient découvrir d avantages de connaissances sur l histoire du costume régional et de nos traditions.

    • Jocelyne Rueher
      28 décembre 2022

      Je comprends votre frustration. Dans la plupart des musées, les costumes conservés ne sont pas directement accessibles au public. Pour des raisons de protection et de bonne conservation justement. Je connais des costumes qui sont devenus tout gris à force d’être exposés trop longtemps. Ce qui est dommage. D’où le choix des conservateurs de les retirer des vitrines. Pour les expos itinérantes, proposées par les collectionneurs de la région, ça reste très confidentiel aussi. Pas facile pour les personnes intéressées de voir de beaux costumes.